Quels outils, pour quels paysans ? Numéro 137 de la revue

Peur de manquer, manque de paysans

Notre société d’abondance a abouti à une gigantesque peur de manquer, paradoxe d’une logique ultralibérale poussée jusqu’à son paroxysme. La Seconde Guerre mondiale a posé le dogme de la production de masse comme seule digne du progrès. Fini les petits ateliers, fini les petits commerces, fini les petites fermes ! L’ère du développement local était terminée, l’heure de l’abondance avait sonné !

Arrivée à maturité, cette économie de masse a pu s’épanouir dans le développement de la société de consommation : consommer nous promettait le bonheur dans toujours plus d’objets, de matériel.

Il fallait que les paysans deviennent des exploitants agricoles, qu’ils accèdent à une échelle de production permettant de fournir la grande distribution. Ainsi, la polyculture a été abandonnée « au profit » de monocultures industrialisées ; et l’élevage paysan est devenu du travail à façon, transformant les grandes cultures de basse qualité en viande et lait dans des élevages sans lien au sol.

Pour cela, il fallait créer des outils dignes du productivisme : toujours plus gros, toujours plus puissants, toujours plus spécialisés… et tant pis pour celles et ceux qui voulaient rester « paysans » .

La réaction vint de deux côtés dans les années 1960. En 1964, Nature & Progrès est né, choisissant ce nom en référence à une autre idée de progrès. Par ailleurs, des producteurs enchaînés au productivisme prenaient conscience de leur asservissement à cette industrialisation de l’agriculture ; ce fut alors la création des Paysans travailleurs, devenue depuis la Confédération Paysanne. Peu à peu, ces deux courants ont convergé pour se retrouver dans la défense de l’agriculture paysanne : une agriculture qui produit ICI avec les ressources d’ICI. Tous ces agriculteurs se sont heurtés de plus en plus aux normes de production et aux outils imposés pour entrer dans ce productivisme.

De tout temps, les paysans ont su inventer des outils adaptés. La résistance au productivisme a relancé cette créativité et ce renouveau des productions locales, créant les outils pour produire, mais aussi pour transformer.

S’il s’agit souvent d’inventions locales et individuelles, ce mouvement a aussi donné naissance à des outils collectifs. Pendant ce temps, l’alimentation industrielle a continué à dominer de plus en plus nos assiettes…

Le productivisme arrive maintenant à l’ère de la dématérialisation : les machines sont remplacées par des systèmes informatisés : le puçage des animaux permet par exemple de calculer au plus près le besoin d’espace vital des bêtes (1), la quantité de nourriture nécessaire à leur engraissement, ainsi que les molécules chimiques jugées utiles à leur « bon » développement. En marche donc vers l’agriculture cellulaire : fin de l’élevage, place aux cultures de cellules pour produire de faux aliments : fausse viande et bientôt, faux végétaux.

Dans le même temps, notre agriculture et notre alimentation ont sombré dans la dépendance. Celle de l’importation d’engrais, d’aliments pour le bétail (ah, ce soja transgénique de l’Amazonie déforestée…) entraînant un pays agricole dans la dépendance aux importations.

Un Covid plus tard, on découvre cette dépendance aux importations, et une guerre en Ukraine plus tard, on découvre que la pénurie menace : gaz, pétrole, tournesol, et céréales.

Le productivisme veille. « Aujourd’hui, on a cette troisième révolution agricole qui nous dit : avec le numérique, la robotique et la génétique, on arrive à sortir de ces impasses » (ministre de l’Agriculture – octobre 2021).

La peur de manquer gagne. Mais c’est le manque de paysannes et de paysans qui menace. Face à ce système qui fonce dans le mur, le combat pour l’agriculture paysanne — l’agriculture d’ici et de maintenant — s’impose plus que jamais.

Jérôme Goust, coprésident de N&P Tarn
et coordinateur du comité de rédaction